17 mars 2016

«Histoire de l'analyse économique» de Joseph Aloys Schumpeter


Lire l’«Histoire de l’analyse économique», c’est comme entrer dans une bibliothèque où il n’y a, pour l’essentiel, que des livres ou des articles sur l’économie. Schumpeter nous y accueille pour nous livrer ses commentaires et ses critiques sur les auteurs, du monde occidental notamment, qui ont contribué à l’évolution de l’analyse économique de l’Antiquité à la première moitié du vingtième siècle.

Son Histoire «…examine comment les hommes ont appliqué leur raison à comprendre les choses et non comment ils ont appliqué leur raison ou leur volonté à essayer de les changer.» (tome 3, page 18).  Il y étudie les «…tentatives visant à décrire et expliquer les faits économiques et à donner les moyens d’y parvenir.» (t 1, p 14). Ainsi, son sujet n’est pas l’histoire de l’économie, non plus celle de la politique économique ou celle de l’évolution de la pensée économique. La distinction entre l’analyse et ces domaines n’est cependant pas toujours facile à établir; l’influence de l’un sur l’autre et leur interdépendance sont bien réels; les parois sont pour ainsi dire loin d’être étanches.

Pourquoi étudier l’histoire et, en particulier, celle de l’analyse économique?

Selon Schumpeter, «…la plupart des erreurs fondamentales commises en analyse économique sont dues au manque d’expérience historique  plus souvent qu’à tout autre insuffisance de l’outillage de l’économiste.» (t 1, p 37).

Le tome 1, «L’âge des fondateurs», couvre une longue période allant des penseurs grecs de l’Antiquité, notamment Aristote, jusqu’à Adam Smith et ses contemporains, en passant par les scholastiques, les philosophes du droit naturel, les experts de l’administration et les pamphlétaires, les économétriciens, les mercantilistes, etc. Les sujets d’analyse ne manquent pas : monnaie, valeur, intérêt, population, rendements, salaires, emploi, commerce, État-Providence, etc. Cet âge est marqué par la publication, en 1776, de la «Richesse des nations» de Adam Smith.

Le tome 2, «L’âge classique»,  de 1790 à 1870. C’est l’âge où la science économique est devenue «…une discipline reconnue.» (t 2, p 201), selon Schumpeter. Cependant, il écrit «…nous continuons de mésestimer ce qui s’est accompli avant Smith; nous continuons de surfaire ce que les «classiques» ont apporté.» (t 2, p 13). Cet âge, c’est la contribution à l’analyse des Malthus, Senior, Ricardo, Marx, J.S. Mill, Say, Thornton, etc. C’est la période où on explore et élabore des théories, on tente de les généraliser, on développe de nouveaux outils, dont les sources de statistiques officielles, on approfondit plusieurs des sujets examinés par les «fondateurs», on critique les contributions des uns et des autres, etc. Schumpeter ne se gêne pas pour, lui aussi, commenter, critiquer et identifier les lacunes des divers apports à la discipline. Par ailleurs, il signale que «L’une des contributions les plus importantes de l’époque…et l’une des rares qui soient vraiment originales est la découverte et le début de l’analyse des cycles économiques.» (t 2, p 479).

Le tome 3 «L’âge de la science», 1870 à 1914 et après. En préface à la version française, Raymond Barre écrit : «C’est sans nul doute la partie la plus magistrale de l’Histoire.» (t 1, p XIV). Ce sont les écrits de Marshall, Walras, Jevons, Menger, Pareto, Fisher, Wicksell, Keynes, etc., qui y sont examinés par Schumpeter. Tous les sujets imaginables y passent. Il suffit de jeter un coup d’oeil à la table des matières de ce tome pour avoir une idée des contributions et de leur origine.

L’Histoire a fait l’objet de nombreux commentaires, dont celui-ci de Raymond Barre que l’on ne peut ignorer :

 «L’Histoire est l’instrument indispensable d’une culture économique, qui nous fait de plus en plus défaut en dépit du développement des techniques les plus élaborées.» (t 1, p XIII).

Jacob Viner s’y prend d’une autre manière pour souligner la publication de l’Histoire :

«There is, as we shall see, much in this book which is redundant, irrelevant, cryptic, strongly biased, paradoxical, or otherwise unhelpful or even harmful to understanding. When all this is set aside, there still remains enough to constitute, by a wide margin, the most constructive, the most original, the most learned, and the most brilliant contribution to the history of the analytical phases of our discipline which has ever been made.»*

 

Schumpeter est mort en janvier 1950, sans avoir pu compléter la rédaction de l’Histoire. Il laissa en divers endroits des textes achevés, d’autres dactylographiés mais non révisés, ainsi qu’un bon nombre de manuscrits. Elizabeth Boody Schumpeter, son épouse, entreprit le travail herculéen d’éditer l’Histoire, sans contredit un grand acte d’amour et de persévérance. Elle le termina en 1952, et elle mourut peu de temps après. La version originale en anglais de cette œuvre fut publiée en 1954; la version française parut en 1983.

En terminant, pour piquer votre curiosité et vous inciter à lire ne serait-ce que quelques chapîtres de l’Histoire, en voici des passages sur trois de ses principaux personnages :

Adam Smith 

«…le fait est que la Richesse des Nations ne contient pas une seule idée, principe ou méthode analytique qui fût entièrement nouvelle en 1776.» (t 1, p 262)

«…c’est tout de même une grande œuvre et qui mérite pleinement son succès.» (t 1, p 263)

Karl Marx :

«…Marx n’avait pas essayé de décrire le mode de fonctionnement du socialisme centralisé qu’il envisageait pour l’avenir. Sa théorie est une analyse de l’économie capitaliste.» (t 3, p 313)

« Trois économistes éminents, von Wieser, Pareto et Barone, qui n’avaient aucune sympathie pour le socialisme, créèrent ce qui est virtuellement la théorie pure de l’économie socialiste. Ils rendirent ainsi à la doctrine socialiste un service que les socialistes n’avaient jamais été capables de lui rendre.» (t 3, p 313)

John Maynard Keynes

«…on ne semble pas avoir réalisé combien son modèle était strictement un modèle de court terme et l’importance que revêt ce fait pour la structure d’ensemble et les résultats de la Théorie Générale. La restriction déterminante tient à ce que non seulement les fonctions et les méthodes de production ne sont pas soumises au changement, mais également la quantité et la qualité des installations.» (t 3, p 581)

«Bien que la «théorie de l’effondrement» de Keynes soit tout à fait différente de celle de Marx, elle présente un trait commun important avec cette dernière : dans les deux théories, l’effondrement résulte de causes inhérentes au fonctionnement de l’appareil économique et non de l’action de facteurs extérieurs.» (t 3, p 582)

 

* Cet extrait provient de l’introduction de Mark Perlman à l’impression de 1981 de la version anglaise de l’Histoire. Il a été tiré de : Viner, Jacob (1954). ‘Schumpeter’s History of Economic Analysis: A Review Article.’ American Economic Review 44, 894–910.
 

P.S. : Ma lecture de l’Histoire m’a amené à préparer un autre article il y a quelques mois. Il est intitulé «L’économie est-elle une science? La réponse de Schumpeter»; il est disponible à : http://jailuetvous.blogspot.ca/2015/03/leconomie-est-elle-une-science.html

5 mars 2016

«Un homme et son péché» de Claude-Henri Grignon



Je m’attendais à ce que ce roman ait au moins quatre cents pages tenant compte qu’il a servi d’inspiration à des émissions à la radio et à la télévision qui furent diffusées de très nombreuses années. Et pourtant, il en fait un peu moins de cent vingt-cinq, en excluant la préface et le glossaire. Il a aussi été porté au cinéma. Ce sera toutefois le début du récent téléroman «Les pays d’en haut» qui m’incitera à en faire la lecture.

L’auteur nous raconte la vie d’un avare qu’il a connu alors qu’il résidait dans la région des Laurentides au Québec. La servitude à l’argent de Séraphin domine son existence. Elle marque de façon particulièrement négative ses relations avec les autres personnes qui en viennent d’ailleurs soit à le craindre, soit à le détester ou soit à le trouver dégoûtant ou même hideux. Il se prive de tout sur le plan humain et matériel pour assouvir sa passion de s’enrichir monétairement; une richesse importante par rapport à celle de ses concitoyens de Sainte-Adèle, mais dérisoire si on la compare à celle des barons de la finance et de l’industrie de l’époque. Son épouse, Donalda, sera une victime de sa passion-vice. Elle vivra à ses côtés un an et un jour, une éternité tenant compte des circonstances, avant de mourir privée de tout, à l’exception des prières du curé et de l’extrême-onction qui ont l’avantage de ne rien coûter à Séraphin.

Le roman de Grignon n’est pas qu’avarice et souffrance. Il nous transporte dans une région pittoresque du Québec à la fin du dix-neuvième siècle. Il nous décrit bien les conséquences des saisons sur le quotidien et les gagne-pain des défricheurs de l’époque. Leur mode de vie est évoqué ainsi que certaines pratiques du temps, comme la veillée-au-corps. L’auteur fait aussi allusion au libertinage, notamment celui d’Alexis, un père de famille au grand cœur, porté à l’excès, tout comme son cousin Séraphin, mais leurs péchés capitaux sont  bien différents.

Au lit dans le roman, on y est malade, tourmenté, à l’agonie, à la recherche d’un peu de chaleur, et c’est là où s’achève la vie misérable en couple de Donalda. Dans le nouveau téléroman, il en est tout autrement, du moins jusqu’à maintenant, sauf au moment de la maladie d’amour de la jeune Donalda.

Enfin, en préface du roman, l’auteur nous révèle qu’il n’y a que dans la mort de l’avare qu’il a laissé libre cours à son imagination : «Tout le reste, ce sont des gestes, ce sont des faits qui se sont produits à heure dite et dans un temps déterminé.» (page 21).

Référence : Grignon, Claude-Henri. «Un homme et son péché». La première édition remonte à 1933; la plus récente, en 2012, fut publiée chez Les Éditions internationales Alain Stanké, collection 10/10.