18 sept. 2013

Le libre-échange, un dossier «ultrasecret» en mars 1985 : on peut en douter

Le projet de négociation de libre-échange entre le Canada et les États-Unis était-il bel et bien un projet secret ou même ultrasecret en mars 1985? L’information disponible sur le site Internet de Radio-Canada*  dans le cadre de la présentation d’un dossier et d’entrevues sur la carrière politique de monsieur Brian Mulroney va dans ce sens. En voici un extrait :

«Le projet est alors ultrasecret. Les fonctionnaires reçoivent l’ordre de ne pas l’ébruiter. Le public canadien ne doit pas savoir.»

Cela a de quoi étonner, et mérite un retour sur ce qui a été publié à l’époque.

En novembre 1984, le gouvernement dirigé par Brian Mulroney rend public «Une nouvelle direction pour le Canada : programme de renouveau économique». Il y annonce qu’il «…étudiera en priorité,…, tous les moyens possibles d’obtenir un accès plus sûr et plus libre aux marchés.».

En janvier 1985, le ministre James F. Kelleher rend public le document de travail intitulé «Comment maintenir et renforcer notre accès aux marchés extérieurs». Un accord commercial bilatéral (Canada-États-Unis) global est l’une des options examinées dans ce document. Le gouvernement fédéral y indique, tout comme en novembre, qu’il consultera les provinces et les représentants du secteur privé sur les options présentées dans ce document.

Au cours du Sommet de Québec tenu les 17 et 18 mars 1985, est rendue publique la «Déclaration du Premier ministre du Canada et du Président des États-Unis d’Amérique concernant le commerce des biens et services». On y retrouve, entre autres, les paragraphes suivants :

«Nous avons aujourd'hui convenu d'accorder la plus haute priorité à la recherche de moyens mutuellement acceptables de réduire et d'éliminer les barrières commerciales existantes de façon à maintenir et à faciliter le flux des échanges et des investissements.»

«Nous avons demandé à l'ambassadeur Brock, délégué commercial général des États-Unis, et à l'honorable James Kelleher, ministre du Commerce extérieur, d'établir immédiatement un mécanisme bilatéral pour recenser toutes les possibilités de réduire et d'éliminer les barrières commerciales existantes, et de nous faire rapport dans les six mois qui viennent.»
 

Il n’y est pas dit explicitement que le Premier ministre a proposé la négociation d’un accord de libre-échange, mais on discerne bien que le sujet a été sérieusement discuté. Instructions sont également données dans cette déclaration publique de régler des «entraves spécifiques au commerce» qui seront éventuellement des sujets importants des négociations de libre-échange.
 

Dans un article publié dans l’édition d’octobre 2007 de la revue Options politiques de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), Charles McMillan, conseiller politique senior du Premier ministre Mulroney de 1984 à 1987, écrit :

 «To the surprise of International Trade Minister, James Kelleher, his department and the entire cabinet, the consultations exercise produced an overwhelming consensus in the Canadian business community to push for a bilateral trade agreement…and many supporters among labor, academe, and some provinces, moulded a constituency for a free trade agreement with the US.» (page 30).
 

Monsieur Mulroney indique en entrevue au journaliste Guy Gendron qu’il souhaitait garder la proposition d’accord bilatéral secrète en mars 1985 pour prendre le temps de «préparer le terrain». Il semble bien que «le terrain» était déjà bien fertile et bien connu à ce moment-là.

Les travaux et les consultations se sont poursuivis publiquement et en privé au cours des semaines et des mois suivants. La Commission royale d’enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada (Commission Macdonald) y a ajouté sa contribution, notamment dans son rapport final en septembre 1985. Le Premier ministre, ayant aussi reçu le rapport demandé six mois plus tôt au ministre Kelleher, s’est alors senti à l’aise d’informer formellement,  le 26 septembre, la Chambre des Communes de son projet de tenir des négociations de libéralisation des échanges avec les États-Unis.

Les affirmations de dossier «ultrasecret» et de la nécessité de « préparer le terrain» pourraient tenir, mais à un moment antérieur à mars 1985. Dans son article précité, Charles McMillan indique (page 28 de la revue) que :

«Shortly after Mulroney was elected on September 4, 1984,…, Mulroney accepted the President’s invitation for bilateral talks in Washington. At those meetings, President Reagan reiterated his 1980 initiative for a Canada-US-Mexico free trade zone,…, however vague the details.»

À son retour à Ottawa, il est bien possible que monsieur Mulroney en ait parlé à ses fonctionnaires et leur ait demandé de garder cela «ultrasecret», tout en leur indiquant l’importance de «préparer le terrain». La séquence relatée ci-dessus, c'est-à-dire documents de novembre 1984 et de janvier 1985, déclaration conjointe de mars 1985, etc., serait alors compatible avec ce qui est dit en entrevue par monsieur Mulroney au journaliste Guy Gendron, à tout le moins sur le secret et la préparation du dossier. Il suffirait, je suppose, de vérifier auprès de monsieur Mulroney si ses souvenirs à cet égard ne réfèrent pas  à septembre ou octobre1984, plutôt qu’à mars 1985.


Dans la vidéo de Radio-Canada, le présentateur dit que monsieur Mulroney «…reconnait avoir trompé les Canadiens sur ses intentions concernant l’Accord de libre-échange avec les États-Unis.». Sur la base des documents publiés, notamment en 1985, j’avance l’hypothèse que, au cours de l’entrevue réalisée en 2013, il s’est tout simplement, et bien involontairement, «trompé» sur la dimension publique du dossier en mars 1985.



*Voici le lien vers la page pertinente du site Internet de Radio-Canada :

 
 
     

10 sept. 2013

«De l'étalon-sterling à l'étalon-dollar» de Roger Dehem


Le livre de Roger Dehem intitulé « De l’étalon-sterling à l’étalon-dollar» a été publié il y a un peu plus de quarante ans. Il est riche en connaissances et en réflexions sur les politiques monétaires respectives des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne, notamment entre 1873 et 1971. Comme l’indique bien le sous-titre de cet ouvrage, c’est d’une «Synthèse d’histoire monétaire» dont il s’agit, et elle est particulièrement bien documentée.

Le professeur Dehem y met en évidence les bonnes décisions des autorités politiques et monétaires nationales à certains moments. Il s’indigne toutefois de ce qu’il appelle des «aberrations», et elles furent nombreuses, aberrations qui se sont avérées couteuses pour les citoyens et déstabilisantes pour les économies.

Avec preuves à l’appui, il écrit :

«De toute l’histoire des décisions de politique économique, il n’est sans doute pas d’épisode plus déconcertant que celui de la politique monétaire aux États-Unis de 1929 à 1933.» (page 114).

«Si la politique de stérilisation de l’or au cours des années 1920 fut défendable du point de vue national, celle des années 1929-1933 fut catastrophique, tant au point de vue intérieur qu’à celui du reste du monde. Parmi toutes les politiques qui auraient pu être adoptées pour relancer l’économie interne en 1933, celles qui furent effectivement appliquées furent les pires que l’on puisse imaginer du point de vue externe ; leur efficacité interne est, par ailleurs, discutable.» (page 119).

Et il ajoute :

«Non seulement la gestion monétaire était-elle contraire à l’intérêt mondial, mais elle infligea des souffrances immenses et inutiles au peuple américain.» (page 137).

Ses critiques ne se limitent aux décisions américaines, malgré ce que peuvent laisser croire mes choix de citations. Il en a aussi contre des décisions de pays européens, en particulier les choix de la France à divers moments.

 Il examine en outre les efforts de la communauté internationale pour améliorer la collaboration et la concertation entre les pays pour tenter d’éviter dans l’avenir la répétition des erreurs du passé. Il se penche notamment sur «Le compromis de Bretton Woods» et la «paralysie» du Fonds monétaire international à ses débuts. Il nous livre également ses réflexions sur la faisabilité, à l’époque, de l’union monétaire en Europe.

L’étude du professeur Dehem s’arrête à la décision des États-Unis, en août 1971, de suspendre la convertibilité-or du dollar. Toutefois, l’histoire des crises monétaires et financières est loin d’être achevée, comme nous le démontre bien l’actualité économique, notamment depuis 2007-2008. Cette fois-ci, la gestion laxiste des risques serait la principale cause de la crise financière. La connaissance de l’expérience des années 1930 a, à tout le moins, amené les autorités publiques et monétaires à intervenir avant que cette crise ne se transforme en désastre. Politiques monétaires expansionnistes, dépenses gouvernementales en infrastructures et plans de sauvetage des banques et d’industries, notamment celle de l’automobile en Amérique du Nord, se sont conjugués afin d’éviter le pire.

Enfin, pour compléter la lecture de ce livre, pourquoi ne pas entreprendre celle de «The Ascent of Money» de Niall Ferguson,  publié en 2008. Il y a déjà trop longtemps que ce livre repose sur une tablette de ma bibliothèque.


Référence : Dehem, Roger. «De l’étalon-sterling à l’étalon-dollar». Calmann-Lévy, 1972. 222 pages.

5 sept. 2013

«Lettres à un jeune politicien» de Lucien Bouchard


Les neuf «Lettres à un jeune politicien» de Lucien Bouchard sont en quelque sorte un aide-mémoire sur des moments marquants, pour le Québec et lui, de la deuxième moitié du vingtième siècle sur le plan politique. Il nous rappelle comment il les a vécus et les enseignements qu’il en a tirés, ce qui lui permet d’y ajouter ses conseils. Il y relate les virages qu’il a effectués au cours de sa vie politique, comme au moment de l’échec de l’Accord du lac Meech et à la suite de la campagne référendaire de 1995 où il est passé de la scène politique à Ottawa à celle de Québec.

Ces lettres révèlent bien des dimensions de la personnalité et du caractère de monsieur Bouchard ainsi que sa capacité de séduire et de convaincre ses concitoyens. Il a su incarner le ressentiment et la déception  de bien des Québécois à la suite de l’échec de Meech. Ses qualités d’orateur et ses discours passionnés ont permis au camp du Oui lors de la campagne référendaire de 1995 d’éviter une raclée et d’entretenir chez ses militants l’espoir que la prochaine fois pourrait être la bonne. Pour les tenants du Non, ils ont été à même de constater qu’il faut plus qu’une bonne cause lorsque le porte-parole des adversaires est redoutable et admiré de ses concitoyens. Cela n’a pas été sans rappeler que lors de la campagne référendaire de 1980, ce fut l’intervention d’un autre leader en qui bien des Québécois avaient confiance qui a nettement contribué à la victoire décisive du camp du Non.

Une dixième lettre pourrait s’ajouter à celles de monsieur Bouchard. Une lettre de mise en garde et d’appel à la prudence lorsque éloquence, charisme, passion, magnétisme en viennent à l’emporter, ou presque, sur la logique, la raison et le bon sens.

Enfin, le livre de monsieur Bouchard est avant tout un appel à la participation des jeunes à la vie démocratique et à leur engagement en politique active. L’extrait suivant résume bien, selon moi, son intention :

 «…nos plus brillants esprits doivent, de toute urgence, investir les partis politiques et les lieux de pouvoir. C’est désormais à eux, c’est-à-dire à toi et à tes jeunes concitoyens, d’affronter les grands défis du temps : l’éducation, la santé, l’économie, l’environnement, les finances publiques.» ( page 115).

 

Référence : Bouchard, Lucien avec Pierre Cayouette. «Lettres à un jeune politicien». VLB Éditeur, 2012. 120 pages.