«Le projet
est alors ultrasecret. Les fonctionnaires reçoivent l’ordre de ne pas
l’ébruiter. Le public canadien ne doit pas savoir.»
Cela a de quoi étonner, et mérite un retour sur ce qui a
été publié à l’époque.
En novembre 1984, le gouvernement dirigé par Brian
Mulroney rend public «Une nouvelle
direction pour le Canada : programme de renouveau économique». Il y
annonce qu’il «…étudiera
en priorité,…, tous les moyens possibles d’obtenir un accès plus sûr et plus
libre aux marchés.».
En janvier 1985, le ministre James F. Kelleher rend
public le document de travail intitulé «Comment
maintenir et renforcer notre accès aux marchés extérieurs». Un accord
commercial bilatéral (Canada-États-Unis) global est l’une des options examinées
dans ce document. Le gouvernement fédéral y indique, tout comme en novembre,
qu’il consultera les provinces et les représentants du secteur privé sur les
options présentées dans ce document.
Au cours du Sommet de Québec tenu les 17 et 18 mars 1985,
est rendue publique la «Déclaration du
Premier ministre du Canada et du Président des États-Unis d’Amérique concernant
le commerce des biens et services». On y retrouve, entre autres, les
paragraphes suivants :
«Nous avons aujourd'hui convenu
d'accorder la plus haute priorité à la recherche de moyens mutuellement
acceptables de réduire et d'éliminer les barrières commerciales existantes de
façon à maintenir et à faciliter le flux des échanges et des investissements.»
«Nous avons demandé à
l'ambassadeur Brock, délégué commercial général des États-Unis, et à
l'honorable James Kelleher, ministre du Commerce extérieur, d'établir
immédiatement un mécanisme bilatéral pour recenser toutes les possibilités de
réduire et d'éliminer les barrières commerciales existantes, et de nous faire
rapport dans les six mois qui viennent.»
Il n’y est
pas dit explicitement que le Premier ministre a proposé la négociation d’un
accord de libre-échange, mais on discerne bien que le sujet a été sérieusement discuté.
Instructions sont également données dans cette déclaration publique de régler
des «entraves spécifiques au commerce»
qui seront éventuellement des sujets importants des négociations de
libre-échange.
Dans un article publié dans l’édition d’octobre 2007 de
la revue Options politiques de l’Institut de recherche en politiques publiques
(IRPP), Charles McMillan, conseiller politique senior du Premier ministre
Mulroney de 1984 à 1987, écrit :
«To
the surprise of International Trade Minister, James Kelleher, his department
and the entire cabinet, the consultations exercise produced an overwhelming
consensus in the Canadian business community to push for a bilateral trade
agreement…and many supporters among labor, academe, and some provinces, moulded
a constituency for a free trade agreement with the US.» (page 30).
Monsieur Mulroney indique en entrevue au journaliste Guy
Gendron qu’il souhaitait garder la proposition d’accord bilatéral secrète en
mars 1985 pour prendre le temps de «préparer
le terrain». Il semble bien que «le terrain» était déjà bien fertile et bien
connu à ce moment-là.
Les travaux et les consultations se sont poursuivis
publiquement et en privé au cours des semaines et des mois suivants. La Commission
royale d’enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du
Canada (Commission Macdonald) y a ajouté sa contribution, notamment dans son
rapport final en septembre 1985. Le Premier ministre, ayant aussi reçu le
rapport demandé six mois plus tôt au ministre Kelleher, s’est alors senti à
l’aise d’informer formellement, le 26
septembre, la Chambre des Communes de son projet de tenir des négociations de
libéralisation des échanges avec les États-Unis.
Les
affirmations de dossier «ultrasecret» et de la nécessité de « préparer le
terrain» pourraient tenir, mais à un moment antérieur à mars 1985.
Dans son article précité, Charles McMillan indique (page 28 de la revue)
que :
«Shortly after Mulroney was elected on September 4,
1984,…, Mulroney accepted the President’s invitation for bilateral talks in
Washington. At those meetings, President Reagan reiterated his 1980 initiative
for a Canada-US-Mexico free trade zone,…, however vague the details.»
À son retour à Ottawa, il est bien possible que monsieur
Mulroney en ait parlé à ses fonctionnaires et leur ait demandé de garder cela «ultrasecret», tout en leur indiquant
l’importance de «préparer le terrain».
La séquence relatée ci-dessus, c'est-à-dire documents de novembre 1984 et de
janvier 1985, déclaration conjointe de mars 1985, etc., serait alors compatible
avec ce qui est dit en entrevue par monsieur Mulroney au journaliste Guy
Gendron, à tout le moins sur le secret et la préparation du dossier. Il
suffirait, je suppose, de vérifier auprès de monsieur Mulroney si ses souvenirs
à cet égard ne réfèrent pas à septembre
ou octobre1984, plutôt qu’à mars 1985.
Dans la vidéo de Radio-Canada, le présentateur dit que monsieur Mulroney «…reconnait avoir trompé les Canadiens sur ses intentions concernant l’Accord de libre-échange avec les États-Unis.». Sur la base des documents publiés, notamment en 1985, j’avance l’hypothèse que, au cours de l’entrevue réalisée en 2013, il s’est tout simplement, et bien involontairement, «trompé» sur la dimension publique du dossier en mars 1985.
*Voici le lien vers la page pertinente du site Internet
de Radio-Canada :
Dans la vidéo de Radio-Canada, le présentateur dit que monsieur Mulroney «…reconnait avoir trompé les Canadiens sur ses intentions concernant l’Accord de libre-échange avec les États-Unis.». Sur la base des documents publiés, notamment en 1985, j’avance l’hypothèse que, au cours de l’entrevue réalisée en 2013, il s’est tout simplement, et bien involontairement, «trompé» sur la dimension publique du dossier en mars 1985.