Le livre de ce professeur d’économie
nous plonge dans l’histoire politique et économique des États-Unis du point de
vue de la politique commerciale. Ce sujet a suscité et suscite encore la
controverse. Il y a cependant eu continuité sur de longues périodes quant aux
orientations de cette politique. Irwin indique d’ailleurs que le système
politique américain rend difficile de changer le statu quo.
D’où vient la controverse? Elle
provient des intérêts divergents et changeants, selon les industries, les
régions et les moments. Elle met en évidence la difficulté d’atteindre un
équilibre lorsque s’affrontent, sur le terrain politique, les industries qui
tirent profit des exportations et celles affectées par la concurrence des importations.
Sur le plan politique, il y
a eu mouvance et virage dans le temps. Les Démocrates sont passés de favorables
à la libéralisation des échanges à protectionnistes, alors que chez les
Républicains ce fut l’inverse[1]. Irwin nous indique que
les positions respectives des uns et des autres ne tiennent pas en soi de positions
idéologiques; elles sont plutôt le reflet d’intérêts spécifiques à partir
desquels sont générés des principes. D’ailleurs, selon les besoins particuliers
de leurs électeurs et des industries locales, des Démocrates et des
Républicains ne se gênent pas pour prendre des positions allant à l’inverse du
courant dominant de leur parti respectif.
Une
histoire en trois temps
Irwin divise en trois
périodes l’histoire de la politique commerciale américaine. Il résume chacune
d’elles en un mot : revenu, restriction et réciprocité.
De l’indépendance jusqu’à
1860, la priorité est de générer des revenus
pour les besoins de l’administration du gouvernement fédéral en imposant des
droits de douane sur les importations : 90 % des revenus du gouvernement proviennent
alors des tarifs prélevés à la frontière. Dans les débats, le Sud,
principalement exportateur de produits agricoles, veut que le tarif se limite
aux besoins financiers, alors que le Nord qui s’industrialise, y ajoute la
protection de la production des importations. En conséquence, les tarifs
varient dans le temps selon le point de vue qui prédomine au Congrès.
La Guerre de Sécession sera
l’événement qui marquera le passage de la première à la deuxième périodes. Les
droits de douane constituent alors encore une source importante des revenus
fédéraux, du moins jusqu’en 1913, mais la priorité va à la restriction de l’accès des produits étrangers au territoire
américain pour protéger certaines industries de la concurrence internationale. Le
tarif moyen sur les importations imposables passe de moins de 20 % en 1859 à environ
50 % durant la guerre civile et les décennies suivantes. Cette période atteindra
son apogée avec l’adoption du Tariff Act de 1930. Quel rôle cette législation a-t-elle joué pour
transformer une récession en grande dépression? Irwin a examiné plusieurs
études publiées sur ce sujet. Selon lui, le consensus chez la plupart des
économistes est qu’elle a eu relativement peu d’effet comparativement aux
forces déflationnistes engendrées par le système monétaire et financier.
Le début de la troisième
période marque une rupture majeure par rapport à la deuxième. L’accent est mis
sur la réciprocité. La priorité va à la négociation d’ententes sur
la réduction des obstacles au commerce pour accroître les exportations
américaines. Les politiciens et le public associent, à l’époque, droits de
douane élevés et dépression économique, ce qui vient faciliter le passage de la
restriction à la réciprocité.
Amorcée en 1934, la réciprocité
est partie intégrante du New Deal de
l’administration Roosevelt. Parmi les succès de cette période pour les
États-Unis et leurs partenaires commerciaux, signalons l’Accord général sur les
tarifs douaniers et le commerce, le GATT de 1947, et la création en 1995 de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On a cru maintes fois, mais
prématurément, à la fin de cette période. À titre d’exemple, les années 1980
ont été l’une des périodes les plus difficiles de l’histoire de la politique
commerciale des États-Unis, selon Irwin.
L’intensification de la concurrence étrangère a entrainé une
augmentation des pressions pour obtenir des restrictions des importations.
Elles se sont manifestées par l’imposition notamment de restrictions dites
volontaires à l’exportation et de droits compensateurs et antidumping. Néanmoins,
dans l’ensemble, la réciprocité a tenu : des négociations multilatérales
et bilatérales, débutées au milieu de cette décennie, ont mené à des accords
importants de libéralisation des échanges.
Irwin nous signale aussi des
changements intéressants dans le langage. Dans les années suivant le début de
la réciprocité, il est question «d’accords commerciaux» portant sur la
réduction des droits de douane. L’expression «accords de libre-échange» prend
le relai à compter des années 1980, probablement parce que la libéralisation
des échanges y est plus prononcée et étendue qu’auparavant. Au début des années
2010, en raison de la perception de plus en plus négative de «libre-échange», «partenariat»
s’y substitue. Ajoutons qu’en 2018, le mot «accord» semble suffire pour
désigner le projet issu de la renégociation de l’Accord de libre-échange
nord-américain (ALÉNA).
La réciprocité est mise à
mal aujourd’hui par l’administration Trump. S’agit-il d’une pause, d’un retour
en arrière ou d’un changement de direction qui constituerait le début d’une
quatrième période? Irwin considère qu’il est trop tôt pour le dire. Quel sera
l’événement majeur qui mettra fin à la réciprocité? Il est difficile de
l’anticiper selon cet auteur. Il s’en tient à son rôle d’historien, laissant à
d’autres celui de devin.
Quant aux économistes, Irwin
rappelle qu’ils sont reconnus pour mettre en évidence les gains associés au
libre-échange et les coûts des restrictions commerciales. Ils n’ont pas eu,
selon lui, une grande influence sur les décisions de politique commerciale.
Depuis la Grande Dépression, leur participation aux débats sur les politiques
économiques a pu, à tout le moins, avoir un certain impact en amenant les
politiciens à réfléchir avant d’endosser des mesures protectionnistes.
Le
Canada dans cette histoire
Le Canada fut l’un des rares
pays avec qui les États-Unis ont mis en œuvre un traité de réciprocité
commerciale au dix-neuvième siècle. Ce traité a été en vigueur de 1855 à 1866.
Ce sont des droits de pêche concédés par les Britanniques[2] qui incitèrent les
Américains à accepter cet accord, et non pas des intérêts commerciaux. Le
Canada a tenté, à plusieurs reprises, après 1866, de ressusciter ce traité,
mais sans succès.
Des négociations ont mené à
une entente de réciprocité commerciale en 1911. Cette entente est devenue un
enjeu important des élections fédérales[3] au Canada. La défaite du
gouvernement de Wilfrid Laurier en a sonné le glas.
Au début de la période de
réciprocité, le Canada est l’un des premiers pays avec qui les États-Unis
signent des accords commerciaux, l’un en 1935, l’autre en 1938. Ils portent sur
la réduction des droits de douane.
Le Canada a été touché de
plein fouet par la recrudescence du protectionnisme américain dans les années
1980. Les différends commerciaux ont augmenté, notamment ceux en matière de
subvention et de dumping[4]. Cela a suscité des craintes
quant à la sécurité d’accès de ses exportations à son principal marché
étranger. Il en est venu à proposer aux États-Unis un accord de libre-échange
pour à la fois maintenir et améliorer l’accès à ce marché. Irwin captive le
lecteur par le récit de l’avènement, en octobre 1987, du compromis[5] sur l’épineux problème des
recours commerciaux qui allait permettre à l’Accord de libre-échange (ALÉ) de
voir le jour en 1989. L’ALÉNA s’y
juxtaposera lorsque viendra le temps d’élargir au Mexique la zone de
libre-échange. Le courage politique du président Clinton est mis en évidence quand
Irwin raconte qu’il est allé de l’avant pour obtenir, en 1993, la ratification
par le Congrès de l’accord trilatéral, même si une majorité de Démocrates s’y
opposait.[6] Tant l’ALÉ que l’ALÉNA contribueront au passage, sur le plan multilatéral, du GATT
aux Accords de l’OMC.
En conclusion, Irwin nous
livre une histoire riche en faits et analyses. Son esprit de synthèse se manifeste
dans la rédaction de son introduction et de sa conclusion. Un livre à lire pour
qui veut mieux comprendre le contexte actuel, même si celui-ci tient, à certains
égards, de l’inédit. II est impossible dans un commentaire de lecture de
relater tous les faits et nuances présentés en près de 700 pages, mais j’en ai
dégusté chaque passage.
[1] Après la Deuxième Guerre mondiale et
jusqu’au début des années 1970, il y a eu, exceptionnellement, un consensus
politique en faveur des accords commerciaux.
[2] À l’époque, c’est le Royaume-Uni qui
négocie et conclut les accords internationaux pour ses colonies.
[3] Irwin écrit à la page 329 qu’un «referendum» scella le sort de cette
entente, mais c’est bel et bien une élection.
[4] Je n’ai pas vu dans ce livre la
moindre allusion au différend sur le bois d’œuvre. Et pourtant, s’il y en a un
qui marque les relations commerciales canado-américaines depuis les années 1980,
c’est bien celui-là.
[5] Il s’agit du mécanisme de règlement
des différends du chapitre 19 de l’ALÉ et de l’ALÉNA.
[6] Rappelons que le Sénat et la Chambre
des Représentants étaient à majorité démocrate. Une minorité de Démocrates et
une majorité de Républicains ont permis à la loi de mise en œuvre d’être
adoptée.
https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/C/bo24475328.html
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