«Cessons d’être des colonisés» exhorte Pierre Karl Péladeau,
selon ce que rapporte en page frontispice Le
Journal de Québec, le samedi 14 mars
dernier. Faut-il en déduire que le mythe du francophone colonisé subsiste
encore dans certains esprits au Québec?
Nos ancêtres sont venus d’Europe pour coloniser l’Amérique. Ils y ont joué le
rôle du colonisateur. Une fois la Nouvelle-France cédée à l’Angleterre en 1763,
les francophones ont continué de participer à l’effort de colonisation
européenne ici en contribuant à l’occupation du territoire et en fournissant
une main d’œuvre bon marché pour l’exploitation des ressources et
l’industrialisation. Ils étaient cependant absents des réseaux économiques et commerciaux
dominés par les anglophones, ce qui les a empêchés de bénéficier de la
plus-value de la colonisation. Toutefois, sur le plan politique, leur présence
se faisait bien sentir dans l’évolution du système démocratique au Canada. La
langue, la religion et le berceau étaient les assises de leur survie. Leur conservatisme
social, leur manque d’intérêt pour l’éducation et leur manque d’ambition (nés
pour un petit pain) ont contribué à forger leur personnalité et leur identité collectives
de l’époque. Faut-il pour autant en conclure qu’ils étaient des colonisés?
Durant les années 1960, la Commission royale d’enquête
sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) a
démontré que les francophones accusaient un retard important sur le plan
économique par rapport à la plupart des autres groupes ethniques ou
linguistiques, et non pas uniquement par rapport à la communauté anglophone. Leurs
difficultés sur les plans économique et
social étaient bien évidentes, mais y
avait-il là de quoi en faire des «Nègres
blancs d’Amérique» ou des colonisés?
En même temps que ce diagnostic tombait, la coquille
protectrice des francophones se
transformait. Les courants sociaux qui se sont développés en Occident après la
deuxième guerre mondiale les ont rejoints progressivement, mais ce ne fut pas
pour autant «Le refus global» prôné
par des artistes.
Au Québec, la Révolution tranquille s’est amorcée au
début des années 1960. Des investissements majeurs en éducation et dans les
infrastructures économiques et sociales, au bénéfice notamment des
francophones, ont nettement contribué à améliorer leur situation. Ensuite, la
reconnaissance du français comme langue officielle du Québec et le bilinguisme
officiel au Canada, malgré des ratés, ont aussi contribué à améliorer le climat
social et la perception d’eux-mêmes des francophones.
Les Québécois découvraient enfin les possibilités et la
marge de manœuvre que leur conféraient les compétences constitutionnelles de
leur État pour promouvoir leur développement et leur mieux être. Le slogan «Maître chez nous» collait bien à leur
nouvelle réalité, à leur volonté et à leurs aspirations.
Les moyens importants consentis en éducation ont permis
aux francophones d’obtenir la formation nécessaire pour avoir accès à un plus
grand nombre d’emplois mieux rémunérés ou encore pour se lancer en affaires
mieux outillés pour réussir. Leur retard sur le plan économique par rapport aux
autres groupes linguistiques, s’il existe encore, s’est nettement atténué.
Les progrès des francophones du Québec ont eu un effet
d’émulation chez ceux d’ailleurs au Canada, et ceux-ci ont été enclins à faire
valoir leurs droits et à exercer un meilleur contrôle sur leur destinée à
certains égards, bien que beaucoup reste à faire.
Les Premières nations, quant à elles, ont commencé à
s’imposer, dans une certaine mesure, comme partenaires du développement du
Canada, bien que leurs conditions d’existence soient encore loin d’être
comparables à ce que vivent les autres Canadiens. Cependant, bien malgré elles,
le rôle du colonisé leur a été imposé dans l’histoire du Canada et ce, que le
colonisateur soit Français ou Anglais. Contrairement à bien d’autres peuples
colonisés, elles ne peuvent toutefois espérer le départ des colonisateurs, ceux-ci
ayant décidé de se fondre dans le paysage.
Les colonisateurs français ne pouvaient, selon moi,
devenir des colonisés simplement parce qu’ils ne tenaient plus le gouvernail de la
colonisation à compter de la fin du dix-huitième siècle. Il s’ensuivit tout de
même des conséquences importantes pour eux dans leur rôle et dans les avantages
et les inconvénients de la colonisation. Ils demeuraient toutefois des acteurs
importants de la colonisation, et non pas seulement des figurants, ne serait-ce
que par le rôle qu’ils ont joué sur le plan politique dans l’évolution du
Canada. Ils ont certes été atteints et blessés dans leur amour-propre et dans leur
personnalité, mais peut-on pour autant prétendre qu’ils sont passés de
colonisateurs à colonisés?
Plusieurs indépendantistes des années 1960 cherchaient à
se reconnaître dans le «Portrait du
colonisé» d’Albert Memmi. En 2015, les jeunes indépendantistes ont
probablement un égoportrait différent à mettre de l’avant, du moins je leur
souhaite.
P.S. : Le commentaire de monsieur Péladeau m'a permis de recycler et de modifier un article que j'ai publié dans mon blog il y a quelques semaines. Il était intitulé «Les francophones au Canada : colonisateurs ou colonisés?