Lire l’«Histoire de l’analyse économique», c’est comme entrer dans une
bibliothèque où il n’y a, pour l’essentiel, que des livres ou des articles sur
l’économie. Schumpeter nous y accueille pour nous livrer ses commentaires et
ses critiques sur les auteurs, du monde occidental notamment, qui ont contribué
à l’évolution de l’analyse économique de l’Antiquité à la première moitié du
vingtième siècle.
Son Histoire «…examine comment les hommes ont appliqué leur raison à
comprendre les choses et non comment ils ont appliqué leur raison ou leur
volonté à essayer de les changer.» (tome 3, page 18). Il y étudie les «…tentatives visant à décrire
et expliquer les faits économiques et à donner les moyens d’y parvenir.» (t 1,
p 14). Ainsi, son sujet n’est pas l’histoire de l’économie, non plus celle de
la politique économique ou celle de l’évolution de la pensée économique. La
distinction entre l’analyse et ces domaines n’est cependant pas toujours facile
à établir; l’influence de l’un sur l’autre et leur interdépendance sont bien
réels; les parois sont pour ainsi dire loin d’être étanches.
Pourquoi étudier l’histoire
et, en particulier, celle de l’analyse économique?
Selon Schumpeter, «…la plupart
des erreurs fondamentales commises en analyse économique sont dues au manque
d’expérience historique plus souvent
qu’à tout autre insuffisance de l’outillage de l’économiste.» (t 1, p 37).
Le tome 1, «L’âge des fondateurs», couvre une longue
période allant des penseurs grecs de l’Antiquité, notamment Aristote, jusqu’à
Adam Smith et ses contemporains, en passant par les scholastiques, les
philosophes du droit naturel, les experts de l’administration et les
pamphlétaires, les économétriciens, les mercantilistes, etc. Les sujets d’analyse
ne manquent pas : monnaie, valeur, intérêt, population, rendements,
salaires, emploi, commerce, État-Providence, etc. Cet âge est marqué par la
publication, en 1776, de la «Richesse des
nations» de Adam Smith.
Le tome 2, «L’âge classique», de 1790 à 1870. C’est l’âge où la science
économique est devenue «…une discipline reconnue.» (t 2, p 201), selon
Schumpeter. Cependant, il écrit «…nous continuons de mésestimer ce qui s’est
accompli avant Smith; nous continuons de surfaire ce que les «classiques» ont
apporté.» (t 2, p 13). Cet âge, c’est la contribution à l’analyse des Malthus,
Senior, Ricardo, Marx, J.S. Mill, Say, Thornton, etc. C’est la période où on explore
et élabore des théories, on tente de les généraliser, on développe de nouveaux
outils, dont les sources de statistiques officielles, on approfondit plusieurs
des sujets examinés par les «fondateurs», on critique les contributions des uns
et des autres, etc. Schumpeter ne se gêne pas pour, lui aussi, commenter,
critiquer et identifier les lacunes des divers apports à la discipline. Par
ailleurs, il signale que «L’une des contributions les plus importantes de
l’époque…et l’une des rares qui soient vraiment originales est la découverte et
le début de l’analyse des cycles économiques.» (t 2, p 479).
Le tome 3 «L’âge de la
science», 1870 à 1914 et après. En préface à la version française, Raymond
Barre écrit : «C’est sans nul doute la partie la plus magistrale de l’Histoire.» (t 1, p XIV). Ce
sont les écrits de Marshall, Walras, Jevons, Menger, Pareto, Fisher, Wicksell,
Keynes, etc., qui y sont examinés par Schumpeter. Tous les sujets imaginables y
passent. Il suffit de jeter un coup d’oeil à la table des matières de ce tome
pour avoir une idée des contributions et de leur origine.
L’Histoire a fait l’objet de nombreux commentaires, dont celui-ci de
Raymond Barre que l’on ne peut ignorer :
«L’Histoire
est l’instrument indispensable d’une culture économique, qui nous fait de plus
en plus défaut en dépit du développement des techniques les plus élaborées.» (t
1, p XIII).
Jacob Viner s’y prend d’une
autre manière pour souligner la publication de l’Histoire :
«There is, as we shall see, much in this book which is redundant,
irrelevant, cryptic, strongly biased, paradoxical, or otherwise unhelpful or
even harmful to understanding. When all this is set aside, there still remains
enough to constitute, by a wide margin, the most constructive, the most
original, the most learned, and the most brilliant contribution to the history
of the analytical phases of our discipline which has ever been made.»*
Schumpeter est mort en
janvier 1950, sans avoir pu compléter la rédaction de l’Histoire. Il laissa en divers endroits des textes achevés, d’autres
dactylographiés mais non révisés, ainsi qu’un bon nombre de manuscrits. Elizabeth
Boody Schumpeter, son épouse, entreprit le travail herculéen d’éditer l’Histoire, sans contredit un grand acte
d’amour et de persévérance. Elle le termina en 1952, et elle mourut peu de
temps après. La version originale en anglais de cette œuvre fut publiée en
1954; la version française parut en 1983.
En terminant, pour piquer
votre curiosité et vous inciter à lire ne serait-ce que quelques chapîtres de
l’Histoire, en voici des passages sur
trois de ses principaux personnages :
Adam Smith
«…le fait est que la Richesse des Nations ne contient pas une
seule idée, principe ou méthode analytique
qui fût entièrement nouvelle en 1776.» (t 1, p 262)
«…c’est tout de même une
grande œuvre et qui mérite pleinement son succès.» (t 1, p 263)
Karl Marx :
«…Marx n’avait pas essayé de
décrire le mode de fonctionnement du socialisme centralisé qu’il envisageait
pour l’avenir. Sa théorie est une analyse de l’économie capitaliste.» (t 3, p
313)
« Trois économistes
éminents, von Wieser, Pareto et Barone, qui n’avaient aucune sympathie pour le
socialisme, créèrent ce qui est virtuellement la théorie pure de l’économie
socialiste. Ils rendirent ainsi à la doctrine socialiste un service que les
socialistes n’avaient jamais été capables de lui rendre.» (t 3, p 313)
John Maynard Keynes
«…on ne semble pas avoir
réalisé combien son modèle était strictement un modèle de court terme et
l’importance que revêt ce fait pour la structure d’ensemble et les résultats de
la Théorie Générale. La restriction
déterminante tient à ce que non seulement les fonctions et les méthodes de
production ne sont pas soumises au changement, mais également la quantité et la
qualité des installations.» (t 3, p 581)
«Bien que la «théorie de
l’effondrement» de Keynes soit tout à fait différente de celle de Marx, elle
présente un trait commun important avec cette dernière : dans les deux théories,
l’effondrement résulte de causes inhérentes au fonctionnement de l’appareil
économique et non de l’action de facteurs extérieurs.» (t 3, p 582)
* Cet extrait
provient de l’introduction de Mark Perlman à l’impression de 1981 de la version
anglaise de l’Histoire. Il a été tiré de : Viner, Jacob (1954). ‘Schumpeter’s History of
Economic Analysis: A Review Article.’ American Economic Review 44, 894–910.
P.S. : Ma lecture de l’Histoire m’a amené à préparer un autre
article il y a quelques mois. Il est intitulé «L’économie est-elle une science?
La réponse de Schumpeter»; il est disponible à : http://jailuetvous.blogspot.ca/2015/03/leconomie-est-elle-une-science.html