Au début des années 1970, j’ai lu des passages du
«Portrait du colonisé» d’Albert Memmi. Un commentaire récent sur un réseau
social d’un ancien collègue de travail m’a incité à le lire au complet cette
fois-ci. Pourquoi? Tout simplement pour vérifier s’il était possible pour un
peuple de passer du rôle de colonisateur à celui de colonisé.
Memmi dédiait l’édition de 1966 de son livre «… à mes
amis Canadiens français parce qu’ils se veulent Canadiens et Français.» Il
écrivait aussi en page 19 que «…les Canadiens français … m’ont fait l’honneur
de croire y retrouver de nombreux schémas de leur propre aliénation.»
L’image du francophone d’ici est toutefois loin d’être
claire lorsque l’on tente de l’examiner à partir des profils respectifs du colonisateur
et du colonisé. Je dois admettre que je n’ai pas les connaissances pour y aller d’une
grille d’analyse sociologique qui serait développée selon les critères ou les
attributs retenus par Memmi.
Cependant, je vous propose ici quelques observations. Au
début de la présence française en Amérique, le colon français jouait le personnage
du colonisateur décrit par Memmi. Une fois la Nouvelle-France cédée à
l’Angleterre par la France en 1763, la situation a changé, et c’est, probablement,
un profil de dominant-dominé qui s’est dessiné, le francophone jouant évidemment
le rôle du dominé. Quant aux Premières nations, l’image du colonisé, sans
équivoque, leur a collé à la peau, que le colonisateur soit français ou anglais.
En fait, après la conquête, les francophones ont continué de participer à l’effort de colonisation européenne de l’Amérique du Nord en contribuant à l’occupation du territoire et en fournissant une main d’œuvre bon marché pour l’exploitation des ressources et l’industrialisation. Ils étaient cependant absents des réseaux économiques et commerciaux dominés par les anglophones, ce qui les a empêchés de bénéficier du «privilège économique» de la colonisation, privilège que Memmi décrit bien dans son livre. Par ailleurs, sur le plan social, la langue, la religion et le berceau ont été les composantes de base de la protection et de la survie collective des francophones après la conquête. Leur conservatisme social, leur manque d’intérêt pour l’éducation et leur manque d’ambition (nés pour un petit pain) ont contribué à forger leur personnalité et leur identité collectives de l’époque. Faut-il pour autant en conclure qu’ils étaient des colonisés?
Durant les années 1960, la Commission royale d’enquête
sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) a démontré
que les francophones accusaient un retard important sur le plan économique par
rapport à la plupart des autres groupes ethniques ou linguistiques, et non pas
uniquement par rapport à la communauté anglophone. Cela venait confirmer que le
«privilège économique» de la colonisation
n’était assurément pas du côté des francophones.
La Ville Jacques-Cartier, maintenant partie de Longueuil,
était l’exemple typique des difficultés économiques et sociales des
francophones. L’écrivain Pierre Vallières en était originaire et son vécu à cet
endroit l’a certainement influencé dans
la rédaction de son livre «Nègres blancs d’Amérique». Au moins trois membres de
la cellule Chénier du Front de libération du Québec (Paul et Jacques Rose et
Francis Simard) ont passé leur enfance dans cette municipalité où la pauvreté
était endémique et quasi institutionnalisée. Comme quoi la misère peut
engendrer le sentiment d’aliénation et le radicalisme.
En même temps que ces diagnostics tombaient, la coquille
protectrice des francophones s’est
transformée. Les courants sociaux qui se sont développés en Occident après la
deuxième guerre mondiale les ont rejoints progressivement, mais ce ne fut pas
pour autant «Le refus global» prôné par bien des artistes.
Au Québec, la Révolution tranquille s’est amorcée au
début des années 1960. Des investissements majeurs en éducation et dans les
infrastructures économiques et sociales, au bénéfice notamment des francophones,
ont nettement contribué à améliorer leur situation. Ensuite, la reconnaissance
du français comme langue officielle du Québec et le bilinguisme officiel au
Canada, malgré des ratés, ont aussi contribué à améliorer le climat social et la
perception d’eux-mêmes des francophones.
Les Québécois découvraient enfin les possibilités et la
marge de manœuvre que leur conféraient les compétences constitutionnelles de
leur État pour promouvoir leur développement et leur mieux être. Le slogan
«Maître chez nous» collait bien à leur nouvelle réalité, à leur volonté et à
leurs aspirations. Les changements et les résultats obtenus sont venus, selon
moi, effacer, pour l’essentiel, ce qui pouvait
amener des gens à imaginer que le
«Portrait du colonisé» pouvait en tout ou en partie être le leur.
Les progrès des francophones du Québec ont eu un effet
d’émulation chez ceux d’ailleurs au Canada, et ceux-ci ont été enclins à faire
valoir leurs droits et à exercer un meilleur contrôle sur leur destinée à
certains égards, bien que beaucoup reste à faire.
Les Premières nations, quant à elles, ont réussi à
s’imposer, dans une certaine mesure, comme partenaires du développement du
Canada, bien que leurs conditions d’existence soient encore loin d’être
comparables à ce que vivent les autres Canadiens. Contrairement à bien d’autres
peuples colonisés, elles ne peuvent toutefois espérer le départ des colonisateurs,
ceux-ci ayant décidé de se fondre dans le paysage.
Au moment de dédier son œuvre aux Canadiens-français, Memmi
ne pouvait bien évidemment être au fait de ces développements. D’ailleurs, son
«Portrait du colonisé» mettait l’accent sur la relation entre les colonisateurs
européens et les peuples qui subissaient la colonisation, en particulier au
Maghreb d’où il était originaire. Son Portrait n’était pas adapté à la
situation où le colonisateur change, mais demeure un Européen d’origine.
Le premier colonisateur, le français ici, ne pouvait, selon moi, devenir un colonisé simplement parce qu’il ne tenait plus le gouvernail de la colonisation. Il s’ensuivit tout de même des conséquences importantes pour lui dans son rôle et dans les avantages et les inconvénients qu’il a pu retirer de la colonisation. Il demeurait toutefois un acteur important de la colonisation, et non pas seulement un figurant, ne serait-ce que par le rôle qu’il a joué sur le plan politique dans l’évolution du Canada. Il a certes été atteint et blessé dans son amour-propre et dans sa personnalité; il est passé de dominant à dominé, mais pouvait-il pour autant prétendre être le colonisé décrit par Memmi?
Le premier colonisateur, le français ici, ne pouvait, selon moi, devenir un colonisé simplement parce qu’il ne tenait plus le gouvernail de la colonisation. Il s’ensuivit tout de même des conséquences importantes pour lui dans son rôle et dans les avantages et les inconvénients qu’il a pu retirer de la colonisation. Il demeurait toutefois un acteur important de la colonisation, et non pas seulement un figurant, ne serait-ce que par le rôle qu’il a joué sur le plan politique dans l’évolution du Canada. Il a certes été atteint et blessé dans son amour-propre et dans sa personnalité; il est passé de dominant à dominé, mais pouvait-il pour autant prétendre être le colonisé décrit par Memmi?
Plusieurs indépendantistes des années 1960 cherchaient à
se reconnaître dans le «Portrait du colonisé». En 2015, les jeunes
indépendantistes ont probablement un égoportrait différent à mettre de l’avant,
du moins je leur souhaite.
Référence : Memmi, Albert. «Portrait du colonisé,
précédé du Portrait du colonisateur et d’une préface de Jean-Paul Sartre».
Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1966. 185 pages.